LES DIFFÉRENTES
ÉTAPES
L'histoire de ma
vie ne présente aucun caractère d'exemplarité particulière, sinon
qu'elle est représentative d'une grande mutation d'identité qui s'est
produite au sein du peuple juif.
Mon
père a été le dernier Grand Rabbin des Juifs d'Algérie. C'est là la fin
de toute une communauté. Apparemment, cette fin s'explique par la
décolonisation de l'Algérie et le départ des Français auxquels se sont
adjoints l'immense majorité des Juifs vivant en Algérie, citoyens
français depuis le siècle dernier. Mais ce n'est qu'une apparence. En
effet, il s'agit de l'un des bouleversements démographiques et
historiques qui ont affecté la judaïcité contemporaine. Il s'inscrit
dans le cadre des événements qui s'annonçaient déjà depuis la deuxième
guerre mondiale et qui prendront toute leur signification avec
l'apparition de l'État d'Israël.
Je suis né Juif
algérien – citoyen français par ailleurs – et pendant toute la première
partie de ma vie, qui s'est déroulée en Algérie jusqu'à la seconde
guerre mondiale, je me suis donc connu, sans prêter trop de
signification à ces définitions – comme un Français d'Algérie, de
religion juive.
La deuxième
partie de ma vie – après la guerre – s'est déroulée en France où j'ai
découvert l'immense complexité sociologique du peuple juif et de son
histoire, en rencontrant – moi qui suis d'origine séfarade – le judaïsme
achkénaze.
La troisième
partie de ma vie se passe en Israël, en tant qu'Israélien. C'est donc,
dans un style particulier, un exemple de la mutation d'identité qui
transforme, de notre temps, le peuple juif en nation hébraïque ou plus
exactement, qui transforme un Juif en Israélien.
Une grande
partie de mon existence, j'ai été Juif de la diaspora et j'ai encore en
mémoire la prise de conscience de l'identité juive de diaspora, identité
qui continue à exister parallèlement ou autour de la société
israélienne. Je sais par expérience qu'un Juif de diaspora comprend
difficilement la réaction de conscience de l'Israélien concernant le
fait que les quatre cinquièmes du peuple juif ne semblent pas touchés
par cette mutation d'identité. Il est indéniable qu'il existe une
solidarité – non pas de destin, terme étranger à la tradition juive –
mais de destinée historique, commune à l'ensemble du peuple juif. Et
c'est pourquoi, il m'a semblé nécessaire d'exprimer, en français, pour
le public français, cette réaction de conscience de l'Israélien
contemporain.

FRANÇAIS
D'ALGÉRIE DE RELIGION JUIVE
Je suis né dans
une famille de rabbins et mon grand-père était un rabbin algérien. Je me
suis toujours senti à l'aise dans le monde d'identité juive dans lequel
il vivait et où j'ai vécu, enfant. Ce monde, qui représente l'une des
modalités d'existence juive dans la diaspora depuis 2 000 ans, était
très complexe. Le Juif, durant ces 2 000 ans, a toujours été l'homme
d'une identité mixte, d'origine hébraïque, mais très étroitement greffé
en symbiose sur le paysage culturel du pays où ses voyages l'avaient
mené.
En Algérie, il y
avait cependant une nuance particulière du fait que différentes cultures
s'étaient mêlées sur cette terre. On pourrait formuler ainsi ce type
très particulier de culture juive : nous priions en hébreu et, à travers
l'hébreu des prières, nous étions rattachés à tout le passé hébraïque,
biblique ; notre affectivité se partageait entre la mélodie arabe et le
folklore espagnol et notre langue de culture était le français. C'était
là un ensemble culturel très précis, peut-être pas suffisamment étudié,
un type de culture marginale qui aurait pu, si l'Histoire lui en avait
donné la possibilité, fonder une civilisation pour elle-même.
Aujourd'hui, je
connais le monde juif de mon petit-fils, qui est un monde hébreu
cohérent, et j'y suis à l'aise autant que j'ai pu l'être dans celui de
mon grand-père, bien que d'une tout autre manière. Cependant, il est
bien évident qu'il faut noter une asymétrie fondamentale : mon
petit-fils ne connaîtra jamais le monde révolu de mon grand-père. La
communauté juive algérienne s'est transplantée ailleurs et, de toute
évidence, l'authenticité de sa dimension culturelle était attachée à un
paysage historique et culturel qui ne se reconstituera plus. On peut le
regretter, pas seulement pour la culture juive telle que je l'ai connue
en Algérie, mais également pour les cultures de toutes les juiveries qui
se sont constituées partout, à travers les siècles, pendant les 2 000
ans de la diaspora.
Mon grand-père
rêvait au monde de mon petit-fils, mais il y rêvait de manière
traditionnelle, classique, orthodoxe, à la manière dont un rabbin de la
diaspora cohérent avec sa tradition et ses croyances rêvait à la
restauration de l'identité hébraïque.
Toute la vie
liturgique du calendrier – les commémorations, les prières – était
tournée vers l'espérance du retour à Sion. Le seul fait que la
référence aux réalités profondes de l'hébraïsme subsistait était
essentiel.
La famille de ma
mère descend de la lignée des Juifs d'Espagne. Celle de mon père,
installée en Algérie depuis plusieurs siècles, descend de Juifs
polonais. Or, mon père est devenu l'élève de mon grand-père et plus
tard son gendre, et c'est ainsi que, très jeune, j'ai connu deux
équations culturelles : les Juifs d'Algérie qui vivaient à la manière
proprement algérienne et judéo-arabe – et les Juifs de style européen.
Je n'ai pas connu mon grand-père paternel, mais j'ai connu mon
grand-père maternel qui était encore habillé « à la turque »,
c'est-à-dire comme l'étaient les Juifs turcs – les Arabes d'Algérie
interdisant aux Juifs, avant l'arrivée des Français, de porter un habit
de style arabe. Je dois dire que, du point de vue de l'esthétique, nous
gagnions au change.
J'ai été l'élève
de mon père et de mon grand-père et aussi l'élève des élèves de mon père
au Talmud Thora et à la Yéchiva Etz ‘Hayim. Le Talmud Thora, c'était
uniquement l'école religieuse et, faute d'établissement scolaire juif,
nous allions à l'école française. J'ai ainsi acquis la culture française
par la voie la plus classique, au lycée, puis plus tard, à l'université.
C'était à Oran, puis à Alger et en fin de compte à Paris.
Un des souvenirs
les plus vivaces qui accompagne ma mémoire est le caractère mythique de
toute forme de judaïsme autre qu'algérien.
En Algérie, au
temps de ma jeunesse, il y avait entre 120 000 et 130 000 Juifs. Pour
nous, c'était le peuple juif. On avait entendu dire qu'il existait, dans
d'autres pays et sur d'autres continents, des Juifs en très grand
nombre, mais ils nous apparaissaient un peu mythiques : ils n'étaient
pas de l'équation très particulière que nous avions reçue, algérienne de
culture française.
Pour nous,
enfants, l'idée qu'un Juif puisse être de culture allemande ou autre
nous apparaissait irréelle. Et c'est le choc des événements de la Guerre
mondiale qui nous a fait découvrir le caractère historique du peuple
juif, comme tel. J'ai compris qu'une autre dimension de la condition
juive dans la Diaspora était une condition humaine de résistance
qui ne pouvait subsister sans héroïsme, ce qui amenait bon nombre
d'entre nous à ne concevoir leur identité juive que sous une forme
militante.
Dans mon cas
particulier, cette conception a été favorisée par le fait que j'ai très
rapidement fait partie des E.I.F. – les Éclaireurs israélites de France
– au moment historique où ce mouvement est entré dans la Résistance
contre les Allemands.
Nous vivions en
minorité ethnico-religieuse, dans des quartiers particuliers. On ne
trouvait pas en Algérie de quartiers séparés comme c'était le cas au
Maroc, en Tunisie ou dans d'autres pays, mais on savait très bien si
telle maison, telle rue faisaient partie du quartier juif ou non.
À Oran, la ville
où j'ai vécu, la majorité des Juifs habitaient dans un quartier
particulier, mais toute une frange de la population juive résidait dans
les quartiers européens – nous les considérions déjà comme des Juifs
assimilés, sans très bien connaître encore la signification du mot.
Assimilés parce que très imprégnés de culture française – mais aussi par
le fait que c'étaient des familles qui pratiquaient de moins en moins la
vie juive. Nous ne comprenions pas toujours que cet abandon des
pratiques religieuses signifiait le plus souvent l'abandon de l'identité
juive, tant ces deux choses étaient mêlées.
Il faut insister
sur le fait que notre appartenance à la nation française ne faisait pas
l'ombre d'un doute. Probablement parce que c'était la première fois
depuis des siècles que des Juifs de ces régions avaient reçu une
citoyenneté. Et l'accès à l'égalité des droits nous inspirait une
reconnaissance envers la nation qui nous avait acceptés, au point de
nous considérer nous-mêmes pour ce que nous n'étions pas – des membres
de la nation.
Je m'en suis
aperçu à l'armée. Pour nous, il était évident qu'il y avait des Français
de différentes catégories religieuses. Nous ne voulions pas réfléchir au
fait que notre spécificité religieuse était en réalité une spécificité
nationale. Il s'agissait de la religion d'une nation particulière, bien
définie, qui ne pouvait être acquise par un membre d'une autre nation
que s'il changeait d'abord de nation. N'importe quel homme peut devenir
Juif, mais, par là-même, il entre dans la nation juive.
Et
l'antisémitisme des Pieds-Noirs – ces Français d'Europe – ne faisait que
renforcer ce sentiment d'identité nationale. En fait, nous avions très
peu de rapports avec la population chrétienne, sinon à l'école et
quelques relations personnelles. L'antisémitisme des Arabes ne portait
pas sur une dimension politique. Il était d'emblée l'antisémitisme
religieux de l'Islam.
De par sa
richesse et sa complexité, la vie juive étaient très vulnérable et, par
conséquent, impossible à transmettre hors de conditions très
particulières. On sentait déjà une asymétrie dans le poids spécifique de
la culture française par rapport à cette culture judéo-arabe.
LA FAILLE DANS
NOTRE RELATION À L'IDENTITÉ FRANÇAISE
La guerre est
arrivée en 1939 et, né en 1922, je n'étais pas encore en âge d'être
mobilisé. Et puis, la guerre a été perdue. Nous avons vécu des mois et
des années très pénibles en découvrant la Shoah et ce qu'avait été le
vécu du judaïsme européen. En 1942, a eu lieu le débarquement des Alliés
et là se situe, de façon très profonde, l'une des premières prises de
conscience de bien des Juifs algériens : il y avait une faille dans
notre relation à l'identité française.
Les lois du
régime de Vichy étant appliquées en Algérie, nous n'étions plus
considérés comme des citoyens français à part entière. On nous avait
d'ailleurs donné des cartes d'identité française portant la mention «
Juif indigène algérien ». Pour la plupart d'entre nous, c'était un
mauvais moment à passer ; la France n'était plus elle-même mais ce
n'était pas la France réelle qui nous avait retiré notre citoyenneté.
C'était le
régime de Vichy sous la pression des Allemands et nous attendions de
retrouver notre nationalité française avec la victoire des Alliés. C'est
là que se produisit, pour les Juifs algériens, un événement que les
hommes de ma génération ont vécu de façon intense et qui a été – je m'en
aperçois a posteriori – l'une des raisons de ma décision de devenir
Israélien. En effet, après le débarquement des Alliés, les lois
d'exception contre les Juifs ont continué à être en vigueur alors que le
territoire de l'Algérie faisait partie du monde libéré. Nous avons vécu
là quelques mois d'incompréhension totale : bien que la victoire soit
arrivée en Algérie, les Juifs, bien que citoyens français, restaient
soumis aux lois d'exception. Je ne sais pas s'il n'y avait pas là un
clin d'œil de la Providence pour nous montrer que nous n'étions pas
Français mais Juifs indigènes.
Cette situation
juridique provenait du fait que les Alliés s'étaient appuyés en Algérie
sur les cadres du régime de Vichy, et il fallut attendre que de Gaulle
vienne en Algérie pour que la citoyenneté française soit rendue aux
Juifs.
Nous avons donc
été mobilisés en tant qu'étrangers et, en particulier, dans la Légion
étrangère. L'immense majorité des Juifs rassemblés dans le camp de la
Légion pensait qu'il s'agissait d'une péripétie de l'Histoire et que le
temps viendrait où l'on nous rendrait la citoyenneté française. J'ai été
au camp de Bedeau de 1943 à 1944, puis j'ai fait la guerre dans la
Coloniale, un corps de métier de l'infanterie française. Ce que j'ai
vécu au cours de cette période a certainement travaillé souterrainement
et, au moment où j'ai rencontré la réalité israélienne, cela s'est
dénoué tout naturellement. Au fond, si j'avais dû vivre en diaspora, je
me serais davantage considéré comme un Juif algérien de culture
française que comme un Juif français de culture algérienne. L'Algérie
est devenue par la suite un pays arabe et je ne pouvais pas me
considérer comme un Arabe.
Encore
aujourd'hui, je n'arrive pas à comprendre la manière dont les Juifs
nord-africains en France se considèrent comme Français. Indépendamment
du caractère anti-Juif ou anti-israélien des pays arabes, il ne leur
vient pas à l'idée de se considérer comme des Arabes mais comme des
Français. Cette attitude relève du racisme. Elle s'explique par le fait
que les Juifs considèrent que l'indice culturel français est supérieur à
l'indice culturel arabe. Ce qui est objectivement un non-sens parce que
ces cultures ne se mesurent pas aux mêmes critères. Mais il y a une
évidence pour un Juif qui a vécu en pays d'islam : la différence entre
le Juif et l'Arabe n'est pas seulement d'ordre religieux, elle est aussi
d'ordre national. Cette double différence n'existe pas par rapport à
l'Européen. C'est l'un des éléments qui explique la perpétuation de la
diaspora en milieu européen.
A posteriori, ce
fut pour moi une expérience très enrichissante de connaître ce milieu de
la Légion étrangère, mais nous n'étions pas organisés en tant que Juifs
pour pouvoir développer en nous la conscience nationale. Nous nous
considérions comme une espèce de minorité de type diasporique. La vie
religieuse dans le camp était très intense et c'est là peut-être que
j'ai commencé à comprendre la condition d'exil, dont je me suis
complètement débarrassé en devenant Israélien.
J'ai senti que
je n'étais pas chez moi et que, par conséquent, je n'avais aucun droit à
réclamer. Je ne pouvais qu'essayer, par une stratégie de soumission,
d'obtenir des faveurs.
C'est ainsi que
la définition de la condition d'exil m'est apparue à ce moment-là. Je
suis parti avec l'Armée d'Afrique et j'ai été blessé à Strasbourg
quelques semaines avant la victoire. En route pour une permission de
convalescence, je me trouvais permissionnaire à Marseille où j'ai vécu
la grande fête de l'Armistice sur la Canebière. Le contingent de
permissionnaires dont je faisais partie a été ramené en Algérie dans un
bateau de guerre qui a été dérouté sur le département de Constantine
parce qu'au même moment éclataient les premières révoltes nationales
arabes. J'ai vécu la Shoah comme si elle m'avait atteint
personnellement, bien que ma communauté n'ait pas été directement
menacée, contrairement à la communauté juive de Tunisie, pays où les
Allemands avaient débarqué.
En Algérie déjà,
je m'étais senti personnellement concerné par le fait que le régime de
Vichy avait préparé l'extermination des Juifs. On a découvert, à
l'arrivée des Alliés, que des listes d'otages avaient été préparées. En
tant que fils du Grand-Rabbin de la ville, je figurais d'ailleurs sur la
première liste.
Dans un premier
temps, nous pensions qu'il s'agissait de persécutions portées à leur
paroxysme. Ce n'est que dans la découverte concrète, après la guerre,
quand nous avons rencontré les rescapés sortis des camps, que nous avons
compris qu'il y avait là une tentative d'anéantissement du peuple juif
en tant que nation.
Je suis
personnellement lié à la Shoah, puisque lors de la première promotion de
l'École d'Orsay, j'ai rencontré celle qui est devenue ma femme et qui
est orpheline d'une famille disparue à Auschwitz.
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